La dynamiterie de Paulilles : texte de Jean de La Hire en 1899

 

 Paulilles - Hangar ouvert à colonnes - Plaque photo. - Col part.

 

Né en 1878 à Banyuls-sur-Mer, Adolphe d’Espie (1878-1956) est un auteur et éditeur français, neveu d’Aristide Maillol. Sous le pseudonyme de Jean de La Hire, il publie en 1899 dans le journal parisien Gil Blas, un feuilleton intitulé « Les vipères ». Il y évoque la dynamiterie de Paulilles, à travers le regard de deux jeunes gens, Suzanne et Jean, en promenade du côté de Port-Vendres. Le paysage industriel qu’il dépeint se compose alors de hangars de brique ouverts et soutenus de minces colonnes, de fourneaux et de cheminées vomissant vers le ciel leurs fumées acides, de banales habitations, blanches à fenêtres vertes. L’ensemble s’inscrit dans le cadre coloré des Pyrénées méditerranéennes, composé de pins parasols, de vigne et de mer, surplombant la route.

Le jugement porté sur l’usine est sans appel. L’écrivain en souligne « l’inutile progrès destructeur », les héros sont « fâchés d’avoir rencontré au milieu de la nature sauvage le plus détestable monument de la civilisation : une usine de dynamite ». De la même manière, le monde ouvrier n’apparaît guère plus reluisant. Alors que, malgré tout, il demeure possible « de rêver de voluptés orientales » devant le ciel bleu et les pins verts, les ouvriers sont ordinairement « des brutes », car ils sont dans l’incapacité de « se plaire à ces plaisirs délicats ». L’absence d’imaginaire conduit donc l’auteur à une condamnation de la classe ouvrière : un jugement de valeur hâtif, qui semble annonciateur de dérives politiques ultérieures[1].

Il apparaît dès lors possible de comparer ce texte littéraire avec celui de Charles Badin concernant Paulilles et la servitude du monde ouvrier, paru trente ans plus tard (1929), dans le roman Tètus Pallade le muletier, également reproduit sur le site "Amis de Paulilles".

Edwige PRACA

 
 DOCUMENT
 
Le site de Paulilles
 
Texte littéraire de Jean de La Hire - 1899
 

« Pendant ce temps, Suzanne et Jean faisaient une courte promenade du côté de Port-Vendres. La route côtoie presque continuellement le bord de la mer, et, par endroits, lorsque le rivage est en falaise, elle surplombe, bordée d’un parapet à mi-hauteur d’homme. La mer était un peu houleuse, d’un bleu profond moutonné de blanc. Le ciel pur se tachetait par moments de petits nuages ronds qui s’évanouissaient bientôt au souffle du vent dès qu’ils étaient montés très haut dans l’air. Suzanne et Jean marchaient allègrement sur la route blanche, qui toujours montait et descendait, escaladant et dégringolant les hautes collines, contreforts des Pyrénées, qui ne disparaissent tout à fait qu’à Argelès, où commence la plaine qui s’étend jusqu’à Narbonne.

A l’un des nombreux tournants de cette route, Suzanne, qui n’était pas encore familiarisée avec les surprises du pays, s’arrêta, étonnée.

- Jean, qu’est-ce donc, là-bas ?

- L’usine à dynamite de Paulilles.

Devant eux, semblant sortir du sol comme les cheminées de quelque fantastique château souterrain, deux hauts fournaux se dressaient, sauvages et noirs, vomissant des nuages de sale fumée puante.

- Marchons, dit Jean. Encore quelques pas et tu verras tout.

Dans le fond d’un immense ravin que la route longe en le dominant, l’usine à dynamite de Paulilles, en des tons de brique neuve, de brique noircie et de fer rouillé, aligne la monotonie de ses bâtiments aux toits de vermillon, flanqués de hangars à hautes colonnes grêles pareilles à des jambes de monstrueux coléoptères. Dans un coin, un entassement de bombonnes jette, au soleil, des reflets d’un vert boueux. Au dessus de tout, bras menaçants d’un géant de la civilisation et de la science, les cheminées des hauts fournaux montent hardiment vers le ciel et fument sans cesse, dans un travail continuel préparant la future destruction.

C’est laid. Comme si la nature avait horreur de ces constructions de l’industrie moderne, les collines environnantes, tristes et pelées, se sont dépeuplées de leurs taillis pittoresques et de leurs imposantes forêts. Par endroits, sur la terre uniformément d’ocre, l’alignement régulier des murs de soubassement et des souches de vigne maigre donne à tout le paysage un air de profonde tristesse, d’insurmontable ennui, ennui et stérilité de l’inutile progrès destructeur.

Suzanne et Jean reprirent silencieusement leur marche, fâchés d’avoir rencontré au milieu de la nature sauvage le plus détestable monument de la civilisation : une usine de dynamite.

En voyant, au loin, se dresser les pics immenses des Pyrénées, ils pensaient qu’un petit frisson de ces montagnes suffirait pour écraser l’horrible chose humaine sous l’avalanche indignée des roches.

Le chemin contourne le ravin, coupe en deux Paulilles, et comme pour consoler du fumeux spectacle, longe un moment la mer étincelante. Après avoir laissé à droite les habitations, banales et coquettes dans leur blancheur et la symétrie de leurs fenêtres vertes, du personnel de l’usine, la route traverse un torrent.

Sur le parapet du pont, Suzanne et Jean s’accoudèrent, délicieusement étonnés du paysage.

Entre la mer et la route, arrêtée d’un côté par les maisons de Paulilles, bornée de l’autre par l’escarpement d’une colline, une allée de hauts pins-parasols découpe sur le bleu profond de la mer la sveltesse de ses troncs, et sur le bleu pâle du ciel la ligne capricieuse et large de ses feuillages. Entre les corps des arbres, la mer semble si lointaine et si retirée dans son bleu de tapisserie orientale, et le ciel, barré par la sévérité du feuillage, paraît si doux et si serein que Suzanne et Jean repassaient dans leur mémoire un de ces contes fabuleux où l’imagination brode des personnages de féerie dans des milieux de rêve. (…)

Ah ! comme les pins, la mer et le ciel les reposaient des hangards vermillon-sale et des noires cheminées.

- Ce n’est pas payer trop cher l’existence, dit Jean tout à coup, si, en suant dans l’usine à côté, on peut de temps en temps venir rêver de voluptés orientales devant le ciel bleu et les pins verts brodés sur la mer…Mais ordinairement les ouvriers sont des brutes. Je les plains de ne pouvoir se plaire à ces plaisirs délicats… ».

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BIBLIOGRAPHIE

Texte extrait de Jean de LA HIRE, « Les vipères », feuilleton in journal Gil Blas, 8 et 9 juillet 1899.

POUR EN SAVOIR PLUS

Ce texte a été évoqué lors de la conférence :

PRACA E., Patrimoine naturel, patrimoine culturel. Images du site de Paulilles à travers les textes (v.1850-v.1940), Maison du Site de Paulilles, 20-9-2014.

PRACA Edwige, La dynamiterie de Paulilles : texte de Charles Badin en 1929 , Site Amis de Paulilles, rubrique Patrimoine.



 

NOTES

[1] Article Wikipédia, "Adolphe d’Espie", partie relative à sa collaboration lors de la Seconde Guerre Mondiale. Journal Ce soir, grand quotidien d'information indépendant, 10-9-1944 : La Hire, directeur pendant l'occupation de la maison d'édition Ferenczi, est exclu par le comité d'épuration du syndicat des Editeurs, lors de sa séance du 9-9-1944.