Alfred NOBEL dans la revue Atomes - 1947

 

 

Fondée en 1946 au terme de la guerre, la revue Atomes se définit comme le support éditorial de « tous les aspects scientifiques d’un nouvel âge ». En janvier 1947, son dixième numéro comporte deux articles intéressant à divers degrés la carrière et l’œuvre d’Alfred Nobel. Le premier article est celui de Pierre Talet, directeur des recherches de la Société Nobel Française, concernant l’avenir et l’essor des matières plastiques. Cet article tend à démontrer l’intérêt et « la diversité d’une chimie déjà très importante et appelée à un développement encore plus considérable[1] ». Fondée en 1927, la Société Nobel Française réunit de fait diverses entités industrielles dont la dynamiterie de Paulilles, première dynamiterie de France fondée en 1870, et la Société Générale pour la fabrication des matières plastiques, créée en 1889.

A quelques pages d’intervalle, un  second article retrace la biographie d’Alfred Nobel, établie par l’un de ses compatriotes, Gustav Lidén. Cette biographie documentée expose dans le détail les découvertes de Nobel en matière d’explosifs, évoquant au passage ses recherches relatives aux matières synthétiques, la diversité de ses autres sujets d’études et le sens de son testament autographe. Intitulé « Alfred Nobel et le Prix Nobel » et reproduit ici, cet article biographique est complété par deux tableaux des lauréats des prix Nobel (1901-1946), l’un nominatif, l’autre statistique[2]. Il est suivi d’une page explicative concernant l’attribution du prix Nobel et le fonctionnement de la fondation. Un troisième article présente enfin les lauréats des prix Nobel de sciences en 1946.

L’intérêt de ce numéro de la revue Atomes réside en conséquence dans le fait qu’il place sur un même plan l’œuvre accomplie en son temps par Alfred Nobel, la recherche contemporaine effectuée par la société Nobel Française et la recherche scientifique fondamentale. En accordant une place importante à l'œuvre et au testament de Nobel, ce numéro exprime dès lors les attentes des chercheurs et des industriels de l’après-guerre, dont les motivations tiennent tant aux échanges scientifiques internationaux qu’à celui des connaissances destinées à l’amélioration de la condition humaine. Au sein de ce numéro, la biographie d’Alfred Nobel cautionne dès lors avec bénéfices, tant les préoccupations industrielles et immédiates, à la fois théoriques et appliquées, de la société Nobel Française, que l’œuvre scientifique, morale et sociale d’une « élite transnationale » de chercheurs[3].

E. Praca

 

DOCUMENT

Article de Gustav Lidén - 1947

"Alfred Nobel et le Prix Nobel"

 

(…) À la différence de son père, Alfred Nobel avait reçu une formation scientifique. Après avoir bénéficié à Saint-Pétersbourg, avec ses frères semble-t-il, d’un enseignement privé, très sérieux à ce que l'on peut juger, il partit pour l'étranger et séjourna dans ces différents pays, et notamment un an environ en Amérique où il rencontra, en passant, un autre technicien suédois, John Ericsson. En 1852, il revint à Saint-Pétersbourg et travailla pendant quelques années dans l'entreprise paternelle.

Il étudia notamment la nitroglycérine sur laquelle un professeur russe avait attiré son attention et qui avait été découverte par l'Italien Ascanio Sobrero, orienté lui-même par les travaux de Théophile-Jules Pelouze, professeur à l'université de Paris. Vers la même époque, son père qui, à Stockholm, faisait des essais en vue de l'obtention d'une nouvelle sorte de poudre, le pria de venir l'aider dans ses travaux. Mais le vieillard s'était fait des illusions sur leur valeur. Après avoir rendu quelques visites à son père, Alfred Nobel comprit que les découvertes de ce dernier étaient insuffisamment travaillées et vérifiées et il reprit ses propres expériences sur la nitroglycérine. Il réussit en provoquer l'explosion en utilisant la poudre.

En 1863, il prit un brevet suédois pour la méthode qui consistait à amener, par l'allumage d'une charge de poudre, une certaine quantité de nitroglycérine à une température où elle explosait. Il perfectionna plus tard sa méthode par l'emploi de certains allumeurs. Son principe, qui consiste en l'allumage initial d’une partie de l'explosif entraînant ensuite l'explosion de toute la masse, est considéré par les spécialistes comme le plus grand progrès réalisé dans la technique des explosifs depuis la découverte de la poudre noire ; et certains savants y attachent plus d'importance que l'invention de la dynamite, qui lui est un peu postérieure.

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Le problème de l'explosion de la nitroglycérine ayant été résolu d'une manière satisfaisante, il devenait possible d'utiliser ce produit à des buts pratiques. Alfred Nobel, aidé de son père, commença à fabriquer en petite quantité de la nitroglycérine dans une modeste usine ou plutôt dans un laboratoire situé à Stockholm. Mais bientôt la petite entreprise était détruite par une grosse explosion qui provoqua la mort de cinq personnes et notamment du fils cadet qui, lui aussi, travaillait dans l'usine. Ce malheur atterra le père qui ne se remit jamais complètement de ce choc, bien qu'il dût vivre encore près de dix ans.

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Aidé financièrement par un des hommes les plus riches de Suède, S. W. Smitt, qui avait compris de bonne heure la portée de la découverte de Nobel, celui-ci réussit à remettre son entreprise sur pied. Mais le capital de lancement ne s'élevait qu'à la somme, très modique de vingt-cinq mille couronnes ; en conséquence la nouvelle entreprise fut également très modeste. En effet, les pouvoirs publics ne consentirent pas à l'installation d'une nouvelle usine à proximité de Stockholm, mais ils finirent par autoriser Nobel à établir son entreprise sur un ponton ancré dans un détroit du lac Maelar.

La production commença et les demandes de nitroglycérine augmentaient rapidement. Mais Nobel ne s'intéressait pas beaucoup à son entreprise de Suède : il s'efforça d'établir aussi vite que possible des usines à l'étranger. Il y réussit dans un grand nombre de pays et la nitroglycérine s'imposa rapidement dans l'exploitation minière.

Cependant Nobel n'était pas satisfait de toutes les propriétés de ce produit. Le transport en était trop dangereux ainsi qu'en témoignent les nombreux accidents. Il s'efforça donc de trouver un moyen de transporter cet explosif en toute sécurité. C'est en 1867 qu'il obtint en Suède son premier brevet pour la dynamite produite par l'absorption de la nitroglycérine par un produit poreux, par exemple de la silice en poudre. Cet explosif offrait une grande sécurité, mais il n’était pas aussi efficace que la nitroglycérine pure.  

Tout en créant au cours des années suivantes une quinzaine d'usines de dynamite dans différents pays, Alfred Nobel cherchait une méthode permettant de fabriquer un produit offrant la même sécurité que la dynamite et la même efficacité que la nitroglycérine. C'est en 1875 qu’il atteignit son but en découvrant la « gélatine explosive », solution colloïdale de fulmi-coton et de nitroglycérine. Ce composé se consume entièrement en donnant des produits gazeux et l'énergie qu'il libère est encore plus grande que celle dégagée par l'explosion de la nitroglycérine pure.

Nobel réalisa une autre grande invention dans le domaine des explosifs, celle de la poudre à la nitroglycérine, brûlant presque sans fumée ; cette invention suscita un vif intérêt dans les milieux militaires, car on pouvait penser qu'elle aurait des conséquences incalculables sur la tactique. Sa dernière contribution à la technique des explosifs fut l'invention de la poudre progressive sans fumée, qu'il n'eut cependant pas le temps de mettre au point pour en permettre l'utilisation pratique.

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Nobel ne s'intéressait pas seulement aux explosifs. Il travailla aux inventions les plus diverses. Bien que nombre de ses idées demeurassent dans le domaine de la théorie, il prit trois cent trente-cinq brevets dans différents pays. Il construisit et expérimenta des bombes-fusées. Dans son laboratoire de San Remo, il travailla à une méthode de fabrication du caoutchouc synthétique, du cuir artificiel et de la soie artificielle. Ces travaux n'aboutirent pas, mais ils marquent une étape dans les progrès techniques que certains facteurs devaient accélérer au cours de ces dernières années.

Il s'intéressa également à certains problèmes biologiques et médicaux, spécialement certaines méthodes thérapeutiques expérimentales. Sur l'initiative de Nobel et dans son laboratoire, un savant suédois effectua une série d'expériences sur la transfusion du sang. Il projetait la fondation d'un Institut de recherches médicales, mais l'ampleur de ses affaires et de ses recherches l'empêcha de réaliser ce projet.

Pendant longtemps, Nobel eut son quartier-général à Paris, où il s'était installé un laboratoire. Mais après son invention sensationnelle dans le domaine des poudres, les pouvoirs publics français se montrèrent peu disposés à le laisser continuer ses travaux à Paris, car cette invention concurrençait celle d'un Français. C'est alors qu'il s'établit à San Remo où il poursuivit activement ses recherches. Il pensait qu'il lui fallait expérimenter sur une grande échelle ses idées dans le domaine de la technique des armes, c'est pourquoi il se rendit acquéreur en 1894 des actions de la Société anonyme de Bofors-Gullspang et construisit à proximité de Bofors un laboratoire destiné à des expériences semi-industrielles. Il suivit avec un vif intérêt les travaux de ce laboratoire, mais il ne put en voir les résultats définitifs, car il mourut à San Remo le 10 décembre 1896. Après sa mort, Bofors devait devenir une entreprise d'importance mondiale.

Le testament très bref et très schématique que Nobel écrivit, au Club suédois de Paris un peu plus d’un an avant sa mort, révèle, en marge de ses préoccupations scientifiques, certains de ses intérêts qui jettent une lumière intéressante sur sa personnalité. Par ce testament, il décidait que les revenus de sa fortune seraient divisés chaque année en cinq sommes égales réparties entre ceux qui au cours de l’année écoulée auraient rendu les plus grands services à l’humanité, et plus exactement, à ceux qui auraient fait les plus grandes découvertes, inventions ou améliorations en physique, chimie, physiologie et médecine, à celui qui aurait produit en littérature l’œuvre la plus remarquable de tendance idéaliste et à celui enfin qui aurait le plus contribué à la réconciliation des peuples, à la suppression ou à la réduction des armées permanentes et à la multiplication des congrès de la paix.

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On peut s’étonner de ce qu’un inventeur d’explosifs et d’armes se soit intéressé aux œuvres en faveur de la paix. Mais Nobel était un idéaliste et croyait que ses inventions serviraient plutôt le maintien de la paix. Il écrivit un jour : Mes usines feront peut-être davantage pour mettre fin à la guerre que vos conférences sur le désarmement. Le jour où deux corps d’armée pourront s’anéantir en quelques secondes, toutes les nations civilisées du monde renonceront certainement à la guerre et licencieront leurs troupes.

Le testament de Nobel révèle des intérêts littéraires qui semblent avoir été plus profonds que son œuvre ne le laisse supposer, mais il avait écrit dans sa jeunesse, en anglais, d’excellentes poésies dans le style de Shelley et on raconte qu’il aurait songé sérieusement à embrasser la carrière des lettres.

Gustav LIDÉN

 


NOTES

[1] TALET Pierre (1902-2000), Ingénieur I.C.T., Directeur du laboratoire de recherches de Nobel Française, « Les plastiques » in revue Atomes n°10, janvier 1947, p.7-10 ; Aminoplastes, ouvrage préfacé par J. Duclaux, prof. Collège de France, 1946, 236 p. ; travaille ensuite pour Nobel Bozel où il est encore mentionné en 1966.

[2] LIDEN Gustav, « Alfred Nobel et le Prix Nobel » in revue Atomes n°10, janvier 1947, p.18-19.

[3] LAROCHE Josepha, Les Prix Nobel. Sociologie d’une élite transnationale, Montréal, Liber, 2012.

RESEAU FAMILIAL de Pierre TALET

Chimiste, Pierre TALET a contracté mariage en 1929 en Savoie (région Rhône-Alpes), d'où descendance. Son beau-père, Jules Pierre Désiré THAUVIN (1885-1959) y était ingénieur directeur d'usine, selon généalogie de Mme S. Talet que nous remercions ici.

Autre branche latérale : Pierre Jules Thauvin, ingénieur civil, ancien fabricant d'appareils et entrepreneur de travaux pour le gaz, demeurant à Pissefontaine près Triel (Seine-et-Oise), in AN, Me Marie-Louis-Ernest Piteaux, not. à Paris, MC/ET/XIV/916, Société Jules Thauvin et Cie, acte de déclaration de travaux, 26-7-1872.

Pierre Jules Thauvin est membre de la Société des ingénieurs civils de France à compter de 1848, domicilié à Versailles en 1896, décédé en 1897, in Société des ingénieurs civils de France, Annuaire de 1896, p.253, et annuaires suivants.

POUR EN SAVOIR PLUS

Travaux de LAROCHE J. (cf. note 3): http://fr.wikipedia.org/wiki/Josepha_Laroche

PRACA E., Alfred Nobel vu par Léonie Bernardini-Sjöstedt - 1897, site Amis de Paulilles, rubrique Etudes.