Création de la Société Générale d’Explosifs Cheddites - 1914

 

Emballage Cheddite - Lamarche-sur-Saône

Emballage de la Cheddite - Lamarche-sur-Saône - Vers 1908

 

Au début du XXe siècle, prenant pour motif les grèves ouvrières et les risques d’attentats évoqués par la presse, la Société Générale pour la Fabrication de la Dynamite, propriétaire des dynamiteries de Paulilles et d’Ablon, exprime des préoccupations quant à la sûreté et à la sécurité publiques. Estimant alors que la Cheddite, explosif concurrent à la dynamite, bénéficie d’un régime juridique préférentiel, elle réclame à l’Etat un renforcement de sa réglementation.

En réalité, la correspondance adressée aux deux ministères de l’Intérieur et du Commerce illustre surtout la lutte d’influence survenue à compter de 1904 entre deux sociétés concurrentes : celle de la dynamite et celle de la cheddite. Cette concurrence s’achève par la victoire du secteur dynamitier qui, en absorbant la société concurrente, crée en 1914 la Société Générale d’Explosifs Cheddites. L’année suivante, des modifications sont apportées à la législation des dynamites, poudres et explosifs de mines.

 

Régime particulier et fabrications de l’Etat

Soustrayant sa fabrication au monopole d’Etat, le vote de la loi concernant la dynamite a eu lieu le 8 mars 1875. Celle-ci est promulguée par le président de la République le 7 avril 1875 et paraît au Journal Officiel le lendemain. Privant l’Etat du droit exclusif de fabriquer de la dynamite et d’en posséder le monopole, ce vote est à l’origine de la création de la Société Générale pour la fabrication de la Dynamite, fabricant de dynamite à Paulilles (Pyrénées-Orientales).

Ce vote n’exclut pas pour autant le Service des poudres de fabriquer de son côté, des dynamites et des explosifs à base de nitroglycérine. De fait, dans un premier temps, de la dynamite est fabriquée pour le compte du monopole, à la dynamiterie de Vonges, appartenant à l’Etat[1]. En outre, sous l’effet de nouvelles découvertes en matière d’explosifs, se produit bientôt un partage d’intérêts entre Etat et industrie privée. L’Etat instaure dès lors en faveur de certaines entreprises privées un régime particulier dans lequel il puise également un avantage.

Au tournant du XXe siècle, l’application de ce régime particulier se déroule en trois temps : tirant parti de son invention, un inventeur cède sa découverte à une entreprise privée. Mais c’est l’Etat qui, dans des annexes aux poudreries nationales, procède à la fabrication et à la vente en vrac de l’explosif à l’entreprise concernée. Celle-ci encartouche enfin et revend l’explosif sous forme de produit fini à sa clientèle.

« Il s'établit alors un régime bâtard, qui permit à l'industrie de profiter de nouvelles découvertes, et au Service des Poudres et Salpêtres de conserver son monopole » indique la société de Paulilles. « L'État fabrique et livre en vrac le nouvel explosif breveté, soit à l'inventeur, soit à la société à laquelle celui-ci a cédé son invention moyennant un prix fixé par décret. L'inventeur ou la société encartouche cet explosif, et le vend à ses risques et périls aux consommateurs[2] ». Ce régime particulier est  accordé aux explosifs de marque « Cheddite », concurrente de celles de la dynamite : en France, les "Cheddites" sont fabriquées par l'Etat.

La Société Universelle d’Explosifs (1904-1913)


 Société Universelle d'Explosifs - Fascicule - Détail de couverture

 

Issue des découvertes de l’Anglais Street[3], la fabrication de la Cheddite est le fait des ingénieurs Georges Bergès[4] et Paul Corbin, industriels à Chedde (Haute-Savoie), d’où elle tire son nom. A la société en commandite Bergès, Corbin et Cie, fondée à Grenoble en 1898[5] succède la Société Universelle d’Explosifs[6] (1904), qui installe à Lamarche-sur-Saône puis à la Manouba près de Tunis, des ateliers d’encartouchage d’explosifs fabriqués par le monopole des Poudres. En 1907, devenue anonyme, la société conserve pour objet la fabrication et la vente d’explosifs chloratés et nitratés, et notamment l’exploitation des brevets de fabrication de la Cheddite, ainsi que la vente d’accessoires de mines.

Constituée de chlorate de potasse en poudre incorporé « à une mixture grasse de composition spéciale[7] », la cheddite ou poudre 0 prend une place croissante sur le marché des explosifs. En 1906, sa vente s’élève en France à 560 000 kilos et s’accroît ensuite. Sa fabrication s’appuie sur l’industrie électrochimique, dont l’essor est lié à celui de l’hydroélectricité. Ainsi, l’usine hydroélectrique de Chedde (Haute-Savoie), développée de 1892 à 1906[8], mais aussi celle d’Auzat (Ariège), fondée en 1908 par G. Bergès, sont destinées à la fabrication des chlorates, nécessaires à l’industrie des explosifs Cheddites.

La société bénéficie dès lors d’une notoriété rapide, illustrée par les récompenses aux expositions : or ou argent à Paris en 1900, Athènes et Hanoï en 1903, Liège en 1905. En 1904, diplôme d’honneur à Saint-Etienne et grand prix à Saint-Louis (Etats-Unis). Les récompenses se poursuivent à Nancy en 1909, Bruxelles et Clermont-Ferrand (1910), Roubaix et Turin (1911), et elle est classée hors concours à Gand en 1913.

 

Société Bergès et Corbin - Usine de Jussy - Suisse - En-tête 1907

 

L’entreprise est enfin concessionnaire de licences et d’usines à l’étranger[9] : elle « a obtenu la fabrication des cheddites dans les établissements de l'État français, sous le nom d'explosifs chloratés type 0 ; elle les a également fait autoriser en Angleterre, où ils sont fabriqués par la Société Curtis's and Harvey Ltd ; elle possède ou a concédé des usines de fabrication en Belgique, en Italie, en Suisse, en Grèce, en Transcaucasie, dans l'Uruguay, le Tonkin, l'île de la Réunion », indique le rapport de St-Louis[10].

Régime juridique préférentiel de la Cheddite (1904-1914)

En raison de cette notoriété et par divers courriers échelonnés de 1904 à 1910, au-delà du régime particulier régissant le monopole d'Etat, la Société Générale pour la Fabrication de la Dynamite dénonce en outre l’existence d’un régime préférentiel, accordé au transport de la Cheddite. Transmise de ministère en ministère, cette correspondance met en évidence la dispersion des pouvoirs conférés aux diverses instances, ainsi que l’inégalité dans le contrôle des explosifs, notamment en matière de conservation et de circulation : la Cheddite est en effet assimilée aux poudres noires pour les formalités de transport et de détention.

Bénéficiant d’un « régime de faveur », celle-ci peut en effet « être conservée indéfiniment » et circule librement. Le consommateur, non soumis aux mêmes contraintes que la dynamite pour son obtention, peut aussi la conserver sans limite de durée ni de quantité. La liberté de circulation se traduit par son absence de la nomenclature des marchandises à risques expédiées par chemin de fer : « Pas d’escorte, pas de gardiennage à l'arrivée, pas de délai pour l'enlèvement comme pour la dynamite ». Or, pour les variétés les plus brisantes, la puissance de la Cheddite est comparable à celle de la dynamite-gomme et atteindrait une puissance équivalente à celle de la dynamite n° 1, comprenant un fort taux de nitroglycérine (75%).

« Les facilités de circulation et de conservation de la Cheddite, qui en ont généralisé l'emploi, ne s'expliquent que par le légitime désir du Service des Poudres et Salpêtres de voir consommer un produit du monopole de préférence un produit concurrent fabriqué par l'industrie privée » indique la Société Générale pour la Fabrication de la Dynamite. « La logique veut que tous les explosifs brisants, quelle que soit leur dénomination, soient soumis à la même réglementation : or, le régime actuel est anormal et ne saurait être conservé. Il y a là, outre une injustice au point de vue de la libre concurrence, un danger public qu'il importait de signaler à ceux qui ont charge de veiller à la sécurité de tous[11] ».

Exprimées en temps de paix, ces préoccupations sont finalement prises en compte lors de la première Guerre mondiale et se traduisent par de nouvelles dispositions en juin 1915. Celles-ci simplifient les formalités auxquelles est subordonnée l’autorisation d’ouverture des dépôts de dynamite[12] et soumettent « les poudres, matières fulminantes et toutes autres substances explosives », au même régime que les dynamites.

Le trait caractéristique de cette extension est donc d’assimiler l’ensemble des débits de vente d’explosifs aux dépôts permanents de dynamite et de les soumettre aux mêmes règles. Les dépôts sont classés en trois catégories suivant l’importance de leurs approvisionnements, et la commission des substances explosives est chargée de déterminer la quantité maximale des explosifs dans chaque dépôt, « d’après leur coefficient d’équivalence par rapport à la dynamite-gomme[13] ».

Ces préoccupations s’alignent donc sur les revendications réitérées de la Société Générale pour la Fabrication de la Dynamite tandis que, dans l’intervalle, a été créée la Société Générale d’Explosifs Cheddites.

La Société Générale d’Explosifs « Cheddites » (1914) 

 


Cartoucherie de Lamarche-sur-Saône - Vers 1920

 

En 1904, on l’a vu, la Société Universelle d’Explosifs installe à Lamarche-sur-Saône puis à la Manouba près de Tunis des ateliers d’encartouchage d’explosifs chloratés fabriqués par le monopole des poudres. De 1904 à 1910, dénonçant une réglementation jugée défavorable, la Société Générale pour la Fabrication de la Dynamite ne parvient pas à contrer la concurrence par ses réclamations auprès de l’Etat. La fin de cette concurrence s’achève toutefois lorsque la Société Universelle d’Explosifs est reprise en 1914 par la Société Générale d’Explosifs « Cheddites ».

Cette dernière société est une filiale de la Société Centrale de Dynamite, dont la société de Paulilles constitue une composante. Cette action éteint dès lors la concurrence existant précédemment entre les deux sociétés rivales, l’une fabricant et commercialisant la dynamite, l’autre commercialisant la cheddite. L’essor de la nouvelle société apparaît alors patent.

Selon ses indications, la Société Générale d’Explosifs Cheddites assure seule, pendant la guerre de 1914-1918, l’ensemble de la consommation employée en France et en Algérie. Elle demeure également la seule de tous les encartoucheurs d’explosifs chloratés à posséder une usine de fabrication et d’encartouchage en Tunisie, où elle assure les besoins de la régence (425 000 ks en 1924). En 1924, sur 2 350 000 kilos d’explosifs chloratés vendus au total, le volume de vente de la société s’élève à 1 530 000 kilos, pour atteindre 2 485 000 kg en 1926.

Enfin, le 23 octobre 1922 est intervenue une convention entre la société, le Ministre des finances, le Ministre de la guerre et des pensions et le Ministre de l'intérieur, agissant au nom de l'Etat, en vue de la construction et de l'exploitation, en Algérie, d'une fabrique d'explosifs chloratés[14]. Ratifiée par la loi du 7 décembre 1923, cette convention se traduit par l’installation d’une usine d’explosifs Cheddites à Bellefontaine, non loin d’Alger.

De fait, « Lorsque le ministère de la Guerre a voulu créer en Algérie, un établissement annexe des Poudreries nationales, c’est à la Société Générale d’Explosifs « Cheddites » qu’il en a confié le soin, et que cette société a installé dans ce but les usines de Bellefontaine, près d’Alger » confirme l’entreprise[15].

 

Conclusion

En définitive, depuis Aristide Bergès jusqu’à la Société Générale d’Explosifs Cheddites, une évolution rapide du secteur des explosifs chloratés permet au groupe Nobel de se hisser au rang d'acteur essentiel sur ce marché en France et dans les colonies. A compter de 1914, la création de cette nouvelle entité au sein du groupe Nobel introduit ce dernier dans le domaine de l’encartouchage des explosifs du Monopole mais aussi dans celui des usines situées dans les territoires d’Outre-Mer.

En devenant encartoucheur d’explosifs chloratés pour le compte de l’Etat, la Société Générale d’Explosifs Cheddites fait ainsi pendant à la Société Générale pour la Fabrication de la Dynamite, entreprise privée dont elle complète l’achalandage. Parallèlement, s’amorce lors de la première Guerre mondiale une unification de la législation concernant les divers explosifs, ensuite poursuivie, entre autres, par le ministère de la Reconstruction industrielle.

Pour mémoire enfin, en 1957, la société Nobel Française, ancienne Société Générale pour la Fabrication de la Dynamite, fusionne avec Bozel-Maletra pour donner Nobel-Bozel. En 1959, la Société Générale d'Explosifs Cheddites est à son tour absorbée par Nobel-Bozel : ainsi s'effacent les traces d'un antagonisme passé, désormais uniquement perceptible par l'analyse des archives historiques.

E. PRACA

 

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SOURCES

AN, F/7/12808.

BIBLIOGRAPHIE

DEJEAN A., et LE PLAY P., Code des explosifs, Paris, Dunod, 1938.

SOCIETE UNIVERSELLE D'EXPLOSIFS, La Cheddite. Le meilleur des explosifs, Impr. de Paris, 22 rue des Volontaires prolongée, fasc. 24 p. + 6 non paginées, [v. 1908].

SOCIETE GENERALE D’EXPLOSIFS, La Cheddite, Impr. Ray-Géo, Chaussée d’Antin, Paris, fascicule 16 p. [v. 1920].

ESPAGNE Ch., Ingénieur service technique et commercial, Société Générale d’Explosifs Cheddites à Alençon, « Société Générale d’Explosifs « Cheddites », dépôt d’Alençon », 1927, 1 page recto-verso.

POUR EN SAVOIR PLUS
 
SURROCA D., Trois siècles d'activité à la poudrerie de Vonges, 1691-1991, Arnay-le-Duc, 1991.
 
PRACA E., Cheddites - Accidents - 1905-1908, Site Amis de Paulilles, rubrique Accidents/Grèves.
 
PRACA E., Société Générale d'Explosifs Cheddites - Patronat, Site Amis de Paulilles, rubrique Administration/Patronat.


 

NOTES

[1] SIMON Eugène, Le monopole des Poudres et la dynamite en France, Paris, 1933.

[2] AN, F/7/12808.

[3] Mémoires de l’Académie des Sciences, Inscriptions et Belles-lettres, 1913, série 11, tome 1, p.168-169.

[4] Fils d’Aristide Bergès.

[5] Fondation le 27 février 1898.

[6] Siégeant à Paris, rue de la Boëtie.

[7] Initialement huile de ricin.

[8] VEYRET Germaine et Paul, « Cent ans de houille blanche et d’économie alpestre », Revue de géographie alpine, n°58-1, 1970, p.13 pour 1906.

[9] Société Universelle d’Explosifs, La Cheddite. Le meilleur des explosifs, Impr de Paris, rue des Volontaires prolongée, [1908], début de fascicule, non paginé.

[10] Ministère du commerce, de l’industrie, des postes et télégraphes. Exposition de St-Louis, 1904, Section Française, Rapport des groupes 115 à 119, publié à Paris en 1906, p.24.

[11] AN, F/7/12808 op.cit.

[12] En attribuant aux préfets le pouvoir de statuer dans l’ensemble des cas, sous seule réserve d’appel au ministre des Travaux publics en matière de dépôt permanents.

[13] DEJEAN A. et LE PLAY P., Code des explosifs, Paris, Dunod, 1938, décrets du 20-6-1915 et circulaire du 28-6-1915 n°1035 de la Direction Générale des Contributions indirectes, relative à la conservation, à la vente et à l’importation des dynamites, poudres et explosifs de mines, p.298-299.

[14] Bulletin Officiel du Ministère de la Guerre. Edition méthodique. Service des poudres, 1ère partie Organisation, législation, personnel, n°671, p.114.

[15] ESPAGNE Ch., « Société Générale d’Explosifs « Cheddites », dépôt d’Alençon », 1927.