Nitroglycérine : trois croix et une tête de mort - 1865-1870
Tête de mort ensuite employée pour le transport
des matières vénéneuses, en 1934
Au lendemain de la guerre franco-prussienne (1870-1871), le gouvernement français rétablit le monopole d'Etat sur la fabrication des poudres et explosifs, dans la perspective de devenir unique producteur de dynamite, au détriment de l'industrie du secteur privé.
Dans ce contexte, Louis Roux, alors directeur des manufactures de l'Etat, publie un petit fascicule évoquant cet explosif et, plus largement, les diverses substances explosives inventées au fil du temps. C'est ainsi qu'il souligne les dangers de la nitroglycérine qui, se présentant sous une forme liquide, apparaît en son temps comme une matière aussi dangereuse que méconnue.
Impressionnantes par leur ampleur jusqu'alors inégalée, les explosions de nitroglycérine affectent en effet les continents américain et européen. La situation est telle qu'en 1869, l'administration des mines de Dormund (Allemagne), impose un premier marqueur de cet explosif. Les caisses de nitroglycérine doivent désormais "porter le nom de l'huile explosive avec trois croix et une tête de mort".
Extrait de la publication de Louis Roux, le texte ci-dessous énumère les accidents de nitroglycérine intervenus en Amérique et en Europe avant 1870, ainsi que la réponse des autorités, depuis l'interdiction de l'explosif jusqu'à la symbolisation alors mise en place. Aux origines de la codification contemporaine s'établit donc un pictogramme des matières dangereuses, symbolisant à la vue de tous, les premiers dangers de manipulation et de transport des substances chimiques.
E. PRACA
DOCUMENT - 1872
Accidents de nitroglycérine,
mesures d'interdiction et symbolisation du danger
« On peut se rendre compte, en lisant les récits de l'époque, de l'impression de terreur dont furent frappés les habitants de l'Amérique du Nord, par les explosions épouvantables qui signalèrent dans ces contrées l'introduction de la nitroglycérine.
Un premier accident avait eu lieu, au mois de novembre 1865, dans la rue Greenwich, à New York, emportant la devanture de l'hôtel Nyoming et blessant plusieurs personnes. Les autorités locales prirent quelques mesures de sûreté, et l'émotion se calma; on ne connaissait pas encore l'huile explosive.
L'année suivante, en avril 1866, un navire anglais, l'European, arrivait à Aspinwall avec soixante-dix caisses de glonoin-oil. « Nous ne savons si cette substance est connue en Europe, dit le journaliste, mais aucun chimiste américain ne la connaît ». Les ouvriers se tenaient sur le quai, prêts à opérer le déchargement des marchandises, quand une explosion formidable fit voler le navire en éclats. Une colonne de feu s'éleva à une très grande hauteur, entraînant vingt à trente hommes, des espars, des balles de marchandises, les débris du pont du navire; toutes ces masses d'hommes et de choses, lancées dans toutes les directions, retombant pêle-mêle au milieu des flammes, formaient, au dire des témoins, le plus terrible spectacle qu'on puisse voir. Aussitôt après l'explosion, on vit la grande toiture en fer de l'entrepôt des marchandises du chemin de fer se soulever au‑dessus de ses points d'appui et s'affaisser en écrasant dans sa chute hommes et marchandises. Le long débarcadère en bois près duquel était amarré le navire fut presque entièrement détruit. Ce désastre occasionna la mort d'une soixantaine de personnes et la destruction de propriétés d’une valeur de 750,000 à 1 million de dollars.
Peu de jours après, le 16 avril, deux caisses de la même substance font explosion dans une rue, à San Francisco; une vingtaine de personnes sont tuées; les dégâts sont énormes. Les paroles manquent, dit le narrateur, pour exprimer la stupeur qu'a produite cette catastrophe, dont la principale rue de la ville a été le théâtre.
A la suite de ces accidents, le Sénat et la Chambre des représentants votèrent un bill prohibant le transport de la nitroglycérine sur les bateaux à vapeur, voitures, vaisseaux ou wagons recevant des voyageurs, dans la juridiction des États-Unis, sous peine d'une amende de 5.000 dollars. En cas de mort par suite d'explosion par la nitroglycérine, toute personne convaincue d'avoir pris part au transport de cette substance était présumée coupable de meurtre et condamnée à un emprisonnement dont la durée devait être au moins de dix ans.
Des prescriptions aussi rigoureuses ne refroidirent que momentanément le zèle des promoteurs de l'huile explosive. Le 22 juin 1870, une nouvelle explosion eut lieu, à Worcester, en gare du chemin de fer. Une seule personne fut tuée; une trentaine furent blessées.
En Europe, la plupart des gouvernements durent prendre des mesures semblables, à la suite d'accidents qui, pour n'avoir pas eu la gravité de ceux du Nouveau-Monde, n'en produisirent pas moins une certaine émotion.
En Belgique, le transport et l'emploi de la nitroglycérine sont interdits, en 1868, après une explosion à Quenast[1].
En juin et en juillet 1868, deux explosions ont lieu en Suède dans les ateliers de M. Nobel; le transport de cette substance est prohibé sous peine d'amende.
Le gouvernement anglais interdit l'usage de la nitroglycérine à la suite de l'accident de Carnavon. Cependant, malgré quelques fâcheux événements, l'usage de la nitroglycérine prit une certaine extension en Allemagne, en Prusse et en Autriche.
La puissance explosive de cette matière, que l'on estimait être, dans certaines circonstances, jusqu'à dix fois celle de la poudre ordinaire, sa faculté de partir sous l'eau ou dans les terrains humides, la rendaient éminemment propre aux travaux de mines, où l'on a à extraire des matériaux très durs, où les galeries sont fréquemment inondées. Des règlements sévères furent répandus dans les districts miniers pour garantir la sécurité des ouvriers. Nous remarquerons, entre autres, l'instruction officielle publiée par l'administration supérieure des mines de Dormund[2]; elle contient cette indication caractéristique : Les caisses qui contiennent la nitroglycérine doivent porter le nom de l'huile explosive avec trois croix et une tête de mort ».
Louis ROUX
BiIBLIOGRAPHIE
ROUX Louis, La dynamite et les substances explosives, Paris, Librairie centrale des Arts et Manufactures, 1872, p.34-38.
ICONOGRAPHIE
DEJEAN A. et LE PLAY P., Code des explosifs, Dunod, 1938, p.520.
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